En fait, sans la mémoire, vous ne seriez rien. Rien du tout. Enfin si: un gros tas de viande sans pensée, sans intelligence, sans conscience, animé par une force vitale minimale de survie. Une sorte de méduse terrestre, quoi. Vous seriez sans racines humaines. Mais voilà…
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Au début était la mémoire.
Cela doit bien faire 40 ans que je parle de la mémoire à tout ce qui bouge. Même à mon chat. Et ça doit être intéressant, car, je vous assure, il me fixe avec attention quand je lui explique comment la mémoire a permis à l’Homme de développer son intelligence et le langage puis, au fil des âges, de bâtir des civilisations.
Si vous êtes encore là après une phrase pareille (41 mots, sans respirer) vous avez du mérite… Ce qui vous qualifie d’emblée pour m’accompagner dans l’histoire que je vais vous raconter. Vous semblez être, en effet, de nature curieuse.
Alors, suivez-moi dans une non moins curieuse histoire de mémoire et de racines. Figurez-vous que nous allons partir à la recherche de vos racines. Et des miennes par la même occasion. Mais, je vous préviens, elle ne sont pas où vous croyez. Allez, embarquement…
De la chasse au mammouth à l’addiction au smartphone
Autrefois, il y avait l’homme préhistorique. Aujourd’hui, il y a vous et moi. Le premier chassait le mammouth avant même d’avoir inventé le langage. Et vous, vous mangez du poulet de batterie qui n’a même pas la force de tenir debout. Et vous passez des plombes sur votre smartphone.
Quel progrès, hein ?
Malgré cet écart, nous sommes tous issus de ces hominidés d’il y a plus de 200.000 ans. Mais depuis 200,000 ans av. J.-C., il s’est passé quoi ? Si j’en crois les paléontologues, une lente évolution physique : le corps qui se redresse, le cerveau qui grossit, l’apparition d’un appareil phonatoire… Si j’en crois les préhistoriens, une évolution sociétale : la communication langagière, la coopération, la maîtrise du feu, l’invention des outils, la sédentarisation…
D’accord, je survole. Mais en gros, c’est ça. Ils nous racontent, au fond, la même histoire. Nos racines seraient là. Nos ancêtres ont fait preuve d’intelligence et d’adaptabilité. Ils ont voyagé, ont conquis le monde. Ils ont inventé le langage, des outils, l’agriculture… Ce faisant, ils se sont établis, ils ont fait société. Et ils ont aussi maîtrisé le feu, la métallurgie, le tissage, la poterie, la roue, les armes…
Et tout ça jusqu’à nos jours avec l’invention du patinage artistique, des couches pour bébé, de la machine à hot-dogs, du vaccin antivariolique et de la grève des transports.
Trop simple !
Vous ne voyez-vous donc pas qu’ils ont tous oublié quelque chose ? La même chose ?
Ils ont oublié la mémoire. Car rien de tout cela n’aurait été possible sans la mémoire.
La mémoire est à l’homme ce que le bifidus est au yaourt
Sans bifidus ou ferments lactiques, vous feriez tintin pour le yaourt. Sans la mémoire, la forme de vie lointaine dont nous venons aurait dû aussi faire tintin pour l’intelligence et le langage. Et ça aurait été la même chose pour les outils, les techniques, la maîtrise du feu, etc.
Or, votre intelligence traite des informations, vous permet d’apprendre et de prévoir, d’anticiper, de vous adapter. Dans la préhistoire, c’était déjà pareil. C’est elle qui a permis l’évolution.
Comment nos ancêtres auraient-ils pu, sans la mémoire, se rappeler comment faire du feu ? Comment auraient-ils pu éviter des animaux dangereux sans avoir le souvenir de leur dangerosité ? Et comment auraient-ils pu apprendre quoi que ce soit sans rétention des informations ? Comment auraient-ils pu les traiter ?
Et vous, aujourd’hui, sans la mémoire vous feriez comment ?
Et le langage ? Il est arrivé un moment où l’homme préhistorique a pu se faire comprendre des autres. Sans doute, au début, par des onomatopées. Mais, pour que leur compréhension perdure, il fallait nécessairement mémoriser leurs significations.
Et ne parlons même pas de la double articulation. On appelle ainsi, en gros, la capacité à combiner consonnes et voyelles pour créer une infinité de mots. Sans mémoire, quel aurait été l’avenir de cette capacité ? Nul !
On a beau prendre l’affaire par tous les bouts, on tombe toujours sur la même évidence. Absolument rien de cette évolution de plus de 200,000 ans n’aurait été possible sans la mémoire. La seule hypothèse viable c’est que la mémoire était déjà là.
D’ailleurs, dans votre cerveau, les zones cérébrales cruciales pour votre mémoire viennent tout droit de la préhistoire. Je vous rassure, c’est pareil dans le mien. Je veux parler notamment du rhinencéphale. C’est la zone de l’olfaction et de la mémoire. Cette dernière, par laquelle tout est arrivé.
La mémoire a bâti des civilisations
Au début était la mémoire (bis)
Il est difficile de dater l’« apparition » de la mémoire. C’était sans doute bien avant 200.000 ans, sous des formes simplifiées. On peut ainsi imaginer une mémoire de reconnaissance, une mémoire de survie. Reconnaître un endroit favorable à la chasse, retrouver une source devait être vital à l’époque. L’avantage évolutif est indéniable. Beaucoup d’êtres vivants n’ont d’ailleurs pas d’autre mémoire que celle-là.
Mais tout change à partir de l’invention du langage. Cette trouvaille est, si j’ose dire, le produit de la mémoire et de l’évolution physique. Cette dernière a modifié les capacités phonatoires et permis l’articulation. La première a permis la mémorisation du sens. De là sont venus les échanges, la coopération, la transmission du savoir.
Au fil des temps, la mémoire a permis d’agir carrément sur le monde. L’Homme n’est plus un cueilleur-chasseur qui passe sans laisser quasiment de traces. La sédentarisation, l’agriculture, l’élevage et la mémorisation des savoir-faire signent le début de cette modification.
(Pour une argumentation plus conséquente, voyez mon article consacré à la mémorisation de l’homme préhistorique avant et après l’invention du langage)
Récemment, monsieur Sapiens a pris pour épouse madame Néandertal…
Ou inversement. Toujours est-il que, petit à petit, la mémoire a mené leur postérité tout droit à la modernité. Leur postérité, c’est nous. Grâce à la mémoire, donc, nous avons désormais la machine à laver, la psychanalyse, l’énergie nucléaire, les Macdonald’s, le vélo, le bœuf bourguignon, les Jeux olympiques, le concours de laxatifs (ça existe), les ordures ménagères et le prix Goncourt.
Encore un raccourci, j’en conviens.
Du silex au silicium
Mais les raccourcis ont ceci d’ utile qu’ils montrent le chemin parcouru. En le regardant, vous vous dites fatalement qu’il y a nécessairement un point commun entre la pointe de flèche en silex et la souris de votre ordinateur. Tout cela, en effet, est le produit de l’industrie humaine. Qui a demandé de l’observation, de la réflexion, des échanges, de l’intelligence. Lesquelles ont demandé de la mémoire… Et voilà, on en revient toujours à ça.
Notre point commun ultime avec nos ancêtres est donc bien là. L’homme contemporain ne plonge pas ses racines que dans la génétique. Celle-ci ne commande d’ailleurs pas le fonctionnement de votre cerveau. Elle ne détermine que l’architecture générale et les fonctions automatiques.
En fait, vous avez dû le meubler vous-même, votre cerveau. Le style du mobilier, la déco, le contenu de vos bibliothèques, l’organisation, le classement des informations, c’est vous. Avec le concours gracieux de votre mémoire.
Mariage mixte
Alors les racines génétiques… Oui, bon, quand même : nous venons bien de Sapiens, avec un zeste de Néandertal décelable dans nos chromosomes. D’accord. Les premiers mariages mixtes ont eu lieu dans la préhistoire. Sapiens et Néandertal étaient génétiquement compatibles. Et donc vous voilà, et me voilà.
Mais on s’en fout. Si Sapiens et Néandertal avaient été des larves sans mémoire et donc sans intelligence, nous ne serions pas là pour en parler. Si nous pouvons échanger là-dessus ce n’est pas grâce à nos chromosomes. Mais parce que la mémoire nous a accompagné depuis le début de notre évolution. Les chromosomes, eux, nous ont juste fourni un véhicule corporel amélioré au fil du temps.
Au fait, vous saviez que Zeus avait niqué sa tante, vous ?
Aors, c’est entendu, nous somme issus de Sapiens mâtiné de Néandertal. Mais eux-mêmes sont des branches du genre Homo dont l’origine se perd entre 200.000 et 300.000 ans avant notre ère selon les chercheurs. Aucun généalogiste ne pourra retrouver vos racines sur ce plan là. En revanche, si vous sortez de la génétique pure c’est différent.
En effet, ce qui nous a fait ce que nous sommes n’est pas tant notre évolution physique. Évidemment, le physique est notre substrat. Mais ce que nous sommes tient plutôt à notre activité cognitive. C’est donc sur ce plan que nous devons recherchez nos racines.
Au début de nos activités cognitives était la mémoire. Nous sommes donc tous des fils et des filles de la mémoire. Peut-être pas sur le plan purement génétique. Mais, ontologiquement parlant, si.
Les anciens Grecs l’avaient bien compris. Ils avaient fait de la mémoire une déesse nommée Mnémosyne. Elle était la tante du jeune Zeus. Je ne vais pas m’appesantir sur les mœurs sexuelles de sa famille, mais il se trouve que ce freluquet lui a fait 9 filles : les Muses.
On ne saurait mieux dire que la mémoire est première, avant l’Histoire, la rhétorique, l’astronomie, etc. Sans oublier que Mnémosyne avait déjà aussi inventé le langage. Encore une façon de dire que la mémoire est antérieure au langage.
Ce que nous dit le mythe, c’est bien l’antériorité de la mémoire sur les opérations cognitives.
En tout cas, la mémoire a fait très fort puisque sans elle il n’y aurait pas eu de civilisation. Donc merci la mémoire ? Eh bien, je n’ai pas l’impression qu’on soient très conscients de ce qu’on lui doit…
On est mal barrés,
c’est moi qui vous le dis !
Déjà, nous sommes maltraitants
On ne se préoccupe de notre mémoire que si elle nous fait défaut. Ou quand on a la trouille de la maladie d’Alzheimer. C’est vrai qu’avec elle c’est mal parti. On s’attend à une augmentation de 100 % des cas quand la population française aura seulement augmenté de 10 %, c’est dire.
(Et les jeunes sont touchés aussi. Le plus jeune a été diagnostiqué à 20 ans !)
Mais il n’y a pas que ça. Aujourd’hui, 50 % de la population se plaint de problèmes de mémoire. Dès la retraite, beaucoup se plaignent de troubles de leur mémoire. Il faut dire qu’elle est moins sollicitée au sortir de la vie active. Or, les rapports humains favorisent la mémorisation. L’isolement lui est néfaste. La retraite est donc souvent facteur de perte de ses réseaux sociaux « en dur ».
Ajoutez la dépression, l’anxiété et les stress dont les statistiques sont toujours montantes. Or, ce sont les ennemis mortels de la mémoire. Et pas qu’un peu. L’alimentation carencée, les gras “trans” aussi. Le sommeil de mauvaise qualité idem. Et le travail posté (les « trois huit ») perturbe la mémoire plus qu’on ne l’imagine.
On trouve dans le rhinencéphale une structure qu’on appelle l’hippocampe. C’est l’antichambre de la mémoire. D’abord, tout ce qu’on mémorise passe par là. Ensuite, tout ce dont on se souvient passe par là aussi pour accéder à la conscience.
Mais, de plus, l’hippocampe « rallume » toutes les nuits les circuits qui ont servi à mémoriser quelque chose la veille. C’est ainsi que les informations sont intégrées et consolidées en mémoire. C’est cette opération cruciale qui est justement perturbée par les décalages horaires de l’endormissement.
Alors si, en plus, nous devenons mous du bulbe…
Regardez nos mémoires externes : agenda, calepins, téléphones, ordinateur. Est-ce bon pour la mémoire ? Non. L’acte de mémoriser est une opération active qui repose sur une intention de mémoriser même inconsciente. Sans elle il n’y aurait pas de mémorisation.
Or cette intention se perd. Pourquoi chercher à mémoriser quand vous pouvez tout demander à monsieur ou madame Google ? Quand tout est inscrit dans votre téléphone ou votre calepin ? Que cela va-t-il donner d’ici quelques siècles ? Notre espèce ne va-t-elle pas perdre son avantage évolutif si sa mémoire se ratatine ?
Oui, je sais, vous n’y croyez pas trop. Le danger n’est pas encore majeur. Mais un jour… Aujourd’hui déjà, de plus en plus de jeunes ont peur de la maladie d’Alzheimer. Pas seulement pour leurs parents, mais pour eux.
C’est que le tableau clinique de la maladie d’Alzheimer à son point culminant est très parlant. Il nous montre ce que l’on devient lorsque la mémoire est abolie.
À ce stade vous avez perdu tous vos acquis. Vous ne reconnaissez plus personne, ni le moindre objet. Vous ne savez plus à quoi ça sert. Vous ne savez plus vous habiller ni manger. Il faut qu’on vous fourre la nourriture dans la bouche pour solliciter vos derniers réflexes alimentaires. Ne parlons même pas de l’incontinence permanente.
Vous n’êtes plus rien. Pourtant, votre corps physique est encore là.
J’y vois la confirmation que vos racines ne sont pas physiques. Pour autant, je n’ai rien contre le généalogiste qui recherche vos racines bourguignonnes… Mais vos vraies racines ne sont pas là. Pas plus que les racines du yaourt ne seraient dans les ancêtres de la vache bretonne qui a fourni le lait.
Vos vraies racines plongent dans la mémoire. Ne les cherchez pas ailleurs.
En guise de conclusion
Cet article au ton peu conforme à ce que vous êtes habitué à lire dans ce blog est né de deux choses.
D’abord, je suis toujours étonné, parfois agacé, du peu de cas que nous faisons de notre mémoire. Sauf quand elle est défaillante évidemment. Mais fait-on ce qu’il faut pour la maintenir en bon état ? Pas du tout. Chacun s’occupe mieux de sa bagnole que de sa mémoire.
Ensuite Yvon Cavalier, une vague connaissance, a proposé aux blogueurs intéressés de plancher sur le sujet “Racines” pour en faire un livre. Ayant déjà écrit et dit en conférence que sans la mémoire, l’Homme n’aurait jamais bâti de civilisations, je me suis senti concerné.
Les racines au sens génétique du terme, ne sont pour moi que les racines du tas de viande que nous devenons quand nous perdons la mémoire et tous les acquis qu’elle autorise.
Je voulais donc vous convaincre que nos vraies racines sont ontologiques et qu’elles plongent dans la mémoire et pas ailleurs. Pardon pour mon ton un peu agacé. J’espère juste que vous allez maintenant vous intéresser à elle un peu plus. Prenez soin de votre mémoire. Pour ça, prenez soin de vous.
Cet article participe à l’évènement inter-blogueurs « Racines » organisé par le blog Copywriting Pratique. Si vous avez lu cet article et qu’il vous a plu, alors merci de cliquer sur ce lien : J’ai aimé ce que j’ai lu !
Bonsoir,
Pensez à toutes les personnes atteintes de maladies neuro-dégénératives.
En phase avancée, elles sont sans mémoire mais elles ne sont ni « gros tas de viande » ni « méduse terrestre ». Ce sont toujours des êtres humains.
C’est à nous, les valides, de veiller à préserver autant que possible leur dignité et cela passe aussi par le choix des mots. Puisque nous, notre cerveau nous le permet (encore ?).
Bonjour,
Eh bien j’y pense. D’autant que j »en connais plusieurs de très près. Beaucoup de cas auraient pu être évités ou retardés avec un minimum d’activités cérébrales pour renforcer la réserve cognitive. Ce n’est pas ce que je vois dans les maisons de retraite, par exemple, la plupart du temps. C’est pourtant la mémoire et la réserve cognitive qui sont les meilleurs remparts contre les maladies neuro-dégénératives.
Pour autant, peu de gens en sont conscients. D’où cet article un peu nerveux. Je ne regrette pas mon vocabulaire: il ne s’adresse pas aux personnes dont la mémoire a sombré mais cherche plutôt à secouer un peu les autres pour prendre conscience que qu’on devrait assez tôt s’occuper de sa mémoire au moins autant que de sa « bagnole » (un mot qui ne fait pas partie non plus de mon vocabulaire habituel ) pour réduire au maximum le risque d’Alzheimer ou assimilé. Voilà, c’est tout.
Très enrichissant, comme d’habitude