Le Club Memori
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Comment l’homme préhistorique mémorisait-il ?

Par « homme préhistorique » on entend celui qui vivait avant l’invention de l’écriture. Je vais toutefois aller encore plus loin dans le temps.

Avant l’invention du langage oral.

Je n’ai aucun doute sur le fait qu’à cette époque l’homme mémorisait déjà. Il le fallait. Sinon, comment aurait-il pu survivre ? Pour cela, il fallait bien qu’il retrouve le ruisseau où s’abreuver. Qu’il retienne les lieux de chasse et de cueillette. Qu’il retrouve le chemin du retour, etc.

Comment faisait-il ?

Il n’est plus là pour nous le dire. Mais ce qui est sûr c’est qu’il n’avait pas de carte routière ni de GPS. Il devait donc probablement visualiser son parcours. S’en faire des images assez précises. Il devrait avoir des points de repère.

Il en allait de sa survie.

Sans doute il pouvait reconnaitre l’arbre, le rocher ou la vallée qu’il avait côtoyée la veille. Probablement mémorisait-il aussi les odeurs de la végétation ou certains sons : le bruit d’une source ou d’une cascade par exemple.

Avant qu’ils ne s’expriment par la parole, nos ancêtres utilisaient nécessairement leurs sens. Ils mémorisaient donc nécessairement par images. Des images mentales, visuelles, auditives, olfactives…

Si nous n’en faisons pas autant de façon spontanée, c’est sans doute par une sorte de paresse due à l’invention du langage.

La mémoire a-t-elle été victime du langage?

Avantages et inconvénients du langage

L’avantage du langage c’est qu’on peut transmettre la description d’un lieu, d’un savoir-faire, d’un trajet à quelqu’un qui n’en a pas les images en mémoire. On peut désormais transmettre des informations de ce qu’on a vu, senti ou pensé à quelqu’un qui n’en a pas eu l’expérience personnelle.

L’inconvénient c’est qu’avec le langage, on a maintenant tendance à mémoriser verbalement. Quasi-exclusivement. Nous sommes tellement conditionnés par le langage qu’on en oublie nos sens. Or ceux-ci nous aideraient considérablement pour la fixation et le rappel du souvenir.

Et pour ne pas arranger les choses, il existe une tendance du langage à devenir plus technique. Quand l’Homme a pu parler, il est probable que son vocabulaire était lié aux activités de survie. Il était probablement limité et a dû surtout servir à transférer des informations d’une mémoire à d’autres mémoires.

A cette époque le langage était l’auxiliaire de la mémoire.

Il permettait de la démultiplier.

Mais les humains se sont spécialisés en fonctions de leurs habiletés particulières. Au fils du temps sont nés des vocabulaires spécialisés. Au début, celui des chasseurs, celui des cueilleurs, celui des cultivateurs… Puis sans doute, celui de ceux qui fabriquaient des vêtements et des outils, celui des mères, celui de ceux ou celles qui maitrisaient le feu, la cuisson des aliments, celui des premiers « artistes » etc.

C’est une vieille histoire, qui n’a fait que s’amplifier par la suite.

Plus près de nous, de plus en plus de vocabulaires ce se sont développés : celui de la géographie naissante, celui de la navigation, celui de l’art de construire, celui de faire la guerre, celui des corps de métier etc.

La mémoire est connectée aux sens

De nouvelles disciplines sont apparues, avec chacune leur vocabulaire spécialisé : les mathématiques, la physique, la mécanique, l’horlogerie, l’astronomie…

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Puis beaucoup plus tard, la psychologie, la logistique, la dendrologie, l’électronique, l’hydrologie, le marketing, la médecine, l’informatique, la chimie, l’avionique, la physique nucléaire, la volcanologie, la linguistique, la criminologie etc… je pourrais en remplir une page !

On ne peut pas s’en plaindre. Le champ des connaissances s’accroit.

Seulement il y a des effets collatéraux. Les connaissances se sont certes accrues mais il a fallu inventer un vocabulaire pour en rendre compte. Un vocabulaire spécialisé, technique, de plus en plus déconnecté des sens.

Ce n’était pas trop gênant tant que cela restait une affaire de professionnels. Seulement ce vocabulaire technique passe petit à petit dans le langage courant. Nous connaissons tous une partie de ces vocabulaires.

Vous savez probablement ce qu’est un chalumeau même si vous n’en avez jamais vu un autrement qu’en photo. Vous savez à peu près ce qu’est un bacille, un transistor, un apogée, de l’ADN, une ligne de code, un œdème, un sondeur, une onomatopée ou un trou noir. Vous en avez au moins entendu parler.

Mais tout cela est souvent déconnecté de vos sens…

Les images sont connectées aux sens, donc à la mémoire

Car ce type de langage, a priori, n’évoque pas spontanément des images. Des mots tels que moyenne, périgée, thermostat, diagnostic, lanthanide, catalyse, processus, tropisme, transistor, entropie ou processeur sont peu évocateurs d’images mentales. Beaucoup moins en tout cas que des mots comme forêt, bisou, voilier, chocolat, maison, hirondelle, école, vélo, piscine, avion, pivoine ou omelette !

Par le rappel de nos perceptions internes nous pouvons en effet visualiser l’omelette dans la poêle, en sentir l’odeur, entendre le grésillement quand on verse les œufs battus dans le beurre chaud… On peut aussi s’imaginer sur un voilier, sentir la brise sur la peau, entendre le vent… Mais lanthanide ou entropie …

Pourrions-nous nous reconnecter avec nos sens ? Retrouver la méthode préhistorique ? Pourrions-nous nous passer du langage pour mémoriser ?

Mmmm…

Il va bien falloir se faire à cette idée : non la chose est impossible.

C’est maintenant irréversible car le langage nous traverse totalement. Maintenant que nous avons les mots, nous ne pouvons même pas imaginer comment penser sans eux. Pourtant notre ancêtre préhistorique pensait déjà avant d’avoir inventé le langage.

En effet, il mémorisait. En tout cas celui qui est notre ancêtre le faisait. Sinon il aurait disparu et on ne serait pas là pour en parler. Or mémoriser et retrouver l’information mémorisée c’est déjà penser ! Même en l’absence de mots…

Ou bien le langage a-t-il favorisé la mémoire ?

Penser suppose de mémoriser

Irrémédiablement traversés par le langage nous ne pouvons même pas imaginer aujourd’hui à quoi ressemblait exactement cette pensée sans mots. Disons qu’il ne fait guère de doute pour moi qu’elle fonctionnait à base d’images mentales. Mais c’est sûr, sans la mémorisation, pas de pensée possible.

La pensée est cursive, elle suit un cours. Penser suppose que l’on mémorise les éléments du cursus. Autrement dit la capacité à mémoriser a nécessairement précédé la capacité à penser. Qui elle-même a précédé le langage qui a permis en retour une pensée plus fine. Jusqu’à ce que le langage prenne finalement le commandement.

Et ensuite est venue l’écriture. A l’échelle de notre espèce, c’est très récent. Mais le résultat est là et, à moins d’une catastrophe planétaire, c’est également définitif : nous pouvons désormais mettre en conserve des informations pour les transmettre ou les retrouver plus tard. L’écriture a une fonction de mémoire externe et partageable.

Déjà le langage, même débutant, avait permis à nos ancêtres de faire passer la mémoire d’un individu à un autre. Peut-être au début en accompagnant l’autre pour lui montrer où se trouve le ruisseau. Peut-être plus tard par des gestes. Encore plus tard par des onomatopées qui ont fini par prendre du sens. Puis par un langage articulé et plus précis.

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On ne peut qu’imaginer cette évolution. Entre les onomatopées que l’on suppose être les premiers sons de communication et notre langage d’aujourd’hui il y a un fossé considérable. Il a fallu des millénaires pour parvenir à un langage aussi construit.

Le langage augmente la mémoire du groupe

Le langage a permis de partager des informations. Autrement dit d’élargir la mémoire à un groupe, à une collectivité. Il a permis aussi de partager les connaissances dans d’autres groupes. Avec le langage les connaissances peuvent essaimer. La même information peut être mémorisée par 10, 100 ou 1000 personnes.

Cela parait banal pour nous. Mais si on se replace en pensée au temps d’avant le langage c’est une révolution. Si l’information est partagée, il est moins vital de tout avoir en mémoire. Il est moins utile de tout guetter, de tout observer, d’être sur le qui-vive. D’autres peuvent suppléer ma baisse de performance.

Car, en même temps, le langage relie les hommes. On apprend à se faire confiance, à compter sur les autres. Des spécialisations peuvent apparaitre. Même si on fait communauté dans chaque groupe utilisant un langage spécifique.

Le temps a dû venir assez vite où globalement il y a eu plus de connaissances dans le groupe que chez chaque individu. Il est probable en effet que les individus ont développé des habiletés différentes. Ils ont donc engrangé, mémorisé, des choses différentes. La mémoire a sans doute souffert un peu mais la socialisation s’est améliorée.

En quoi la mémoire a-t-elle souffert ?

Le langage diminue l’intention de mémoriser

Essentiellement, on peut parier sur une diminution de l’intention de mémoriser. Quand il s’agit de survie individuelle l’intensité de l’observation et de la mémorisation est maximale. Quand vous vous sentez protégé par un groupe cette intensité diminue fatalement. Et votre efficacité mémorielle aussi. Du moins pour en ce qui n’est pas dans votre champ de compétence.

De plus cette mémorisation du temps du langage est probablement différente de la mémorisation d’avant le langage. Je disais plus haut que nous ne parvenons pas à imaginer comment mémoriser sans les mots.

La seule chose quasi certaine c’est que cette mémorisation devait faire appel aux sens. Y compris probablement des sens autres que les 5 classiques. Par exemple, le sens de l’orientation, la perception de la température, (thermoception), la perception de la faim, le sens vestibulaire (de l’équilibre), la nociception (sens algique) etc…

Mais le langage change beaucoup de choses. L’information fournie par les sens n’est plus uniquement liée à un besoin vital. Elle est liée à une représentation verbale. Celle-ci est déconnectée des besoins mais permet d’évoquer ceux-ci.

Le langage permet d’évoquer des choses mémorisées

Prenons l’exemple de l’eau, un élément vital s’il en est. La sensation de sécheresse en bouche devait certainement être associée à une image mentale de l’eau. Peut-être au bruit du clapotis dans le ruisseau. Peut-être aussi une sensation de fraicheur de l’atmosphère. Ces perceptions, ces images, sont associées à un besoin : étancher la soif.

Avec le langage on peut évoquer l’eau indépendamment de la soif. Voilà l’eau associée à un mot, même si ce n’était peut-être qu’une onomatopée. Un mot ou une onomatopée pour désigner l’eau ou le besoin de boire, allez savoir. Peut-être les deux, à l’origine.

Quoi qu’il en soit c’est ce mot qui change tout.

Le mot désigne, fait exister les choses dans l’esprit. Il évoque.

Cela ne veut pas dire que les sensations, les perceptions liées à l’eau n’existaient pas avant. Au contraire, notre homme préhistorique ne connaissait que cela. Mais cela était lié au besoin.

Cela veut dire que le mot permet d’évoquer en l’absence même de ces sensations. Il les représente. Certes, le mot évoque probablement d’autant plus qu’il est évoqué un besoin vital : boire, manger, chasser du gibier.

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Mais au moins, on peut maintenant évoquer l’eau d’une façon plus détachée, sans être tenaillé par la soif. On peut penser, imaginer, anticiper, par exemple, la prochaine visite à la source. L’aléatoire lié au besoin urgent du moment diminue au profit du prévu. On prévoit pour ne pas être surpris par la soif.

De la mémoire des sens à la mémoire verbale

Revenons à l’époque d’avant. D’avant le langage.

Comment se rendre aujourd’hui à la source trouvée hier ?

Notre homme va chercher à s’orienter. S’il n’a pas les mots pour cela il va probablement adopter un fonctionnement uniquement perceptif, sensitif. S’il sort à la même heure qu’hier, la position du soleil sera sans doute une indication. Si ce n’est pas la même heure il sera peut-être induit en erreur. A moins qu’il n’ait déjà développé une expertise concernant le mouvement apparent du soleil.

Ou bien il va regarder autour de lui. Hier il est parti sur sa gauche vers le bosquet. Il reconnait le bosquet et se dirige dans cette direction. Arrivé là il y a une pente en partie rocailleuse et en partie herbeuse. Il se souvient d’avoir connu hier ces sensations sous les pieds avec les cailloux qui roulent.

Et ainsi de suite. Autrement dit, il retrouve sa route au fur et à mesure. Un point après l’autre. Il est peu probable qu’on puisse anticiper toute une séquence sans mots. La mémoire des sens se déclenche en fonction d’indices pas à pas (soleil, bosquet, herbe, cailloux…).

La différence avec les mots c’est qu’avec eux on peut à coup sûr anticiper. C’est possible dès qu’il a les notions verbales pour désigner des choses comme : à gauche, en direction de, arbres, marcher sur, cailloux, bosquet, descendre, vallon, ruisseau bien sûr.

Maintenant qu’il a des mots pour le dire, notre homme va pouvoir anticiper son trajet. Il peut se dire qu’hier il est parti à gauche en direction des arbres et qu’ensuite il a marché sur les cailloux. Et qu’ensuite il a traversé un bosquet avant de descendre dans un vallon. Au fond coulait un ruisseau…

Avant c’était la suite des sensations, maintenant c’est la suite dans les idées

Avec ce viatique il peut aller d’un bon pas. Marcher plus vite. Pas besoin d’interroger ses sens à chaque étape. Il a déjà un itinéraire mental, il peut le suivre.

Il fait alors moins appel à sa mémoire perceptive qu’à sa mémoire verbale. La perception ne lui sert plus qu’à vérifier la présence des arbres, des cailloux etc. La mémoire des sens valide la justesse de la mémoire verbale. Elle était la mémoire principale avant le langage; désormais elle assure une fonction, dite de « reconnaissance ».

J’ai fait l’hypothèse plus-haut que notre ancêtre n’a plus besoin d’un intense désir de mémoriser. C’est probablement vrai. Les informations qu’il mémorise sont alors moins profondément « gravées ».

Mais l’efficacité pratique ne baisse pas, bien au contraire. Notre homme a maintenant deux fonctions à son service. La mémoire verbale associe noms et choses. La mémoire des sens l’encadre avant coté perceptions et après coté reconnaissance.

Avec l’évolution du langage vont aussi se créer des chaînes associatives.

La notion d’eau sera évocable de différente manière. Petit à petit l’eau fraiche, l’eau stagnante, la pluie, l’eau salée, l’eau courante, la rivière etc. ont dû avoir chacune leur mot. La vallée, l’étang, le trou d’eau, le poisson, l’écrevisse aussi. Des notions comme loin, près, à côté de, avant, après, à droite, à gauche, en haut, en bas également.

La variété des notions permet des chaînes associatives. On peut désormais penser quelque chose comme : « à gauche loin après arbres, à droite, rivière, poissons » par exemple. Ce qui change radicalement la mémorisation.

Il se passe en effet quelque chose d’une puissance extraordinaire. C’est que les associations verbales permettent de stocker plusieurs informations. Et cela d’une façon très économique. D’un seul coup « à gauche loin après arbres, à droite, rivière, poissons » produit une évocation complexe.

Cet ancêtre de nos phrases est capable d’anticiper un trajet, de produire un scénario, un plan d’action. Je sais où aller pour pêcher des poissons. Je sais comment y aller.

C’est déjà une première révolution.

L’invention de l’écriture en est une autre. Une sacrée révolution même. Mais ça, ce sera l’objet d’un autre article. Si vous voulez en savoir plus… suivez le blog!