Je termine en ce moment un ouvrage sur la mémoire et j’ai un chapitre sur les mémorisateurs prodiges. J’a pensé que ça pouerait vous intéresser. J’ai donc extrait de ce chapitre le texte (un peu remanié) consacré à Veniamin qui a été suivi pendant 30 ans par le psycho-neurologue Luria qui lui a consacré plusieurs livres. A la suite de ce cas, je vous parle d’un contemporain désormais célèbre lui aussi: Daniel Tammet.
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Qui est Veniamin?
Il s’agit d’un pseudonyme. Connu comme mémorisateur prodige, Veniamin était un journaliste russe exerçant à Moscou. Un jour il va consulter le psychologue Luria sur le conseil de son rédacteur en chef. Ce dernier avait remarqué qu’il ne prenait jamais de notes. Et même si il avait l’air distrait, il enregistrait parfaitement et n’oubliait jamais rien.
Cela se passait il y a environ un siècle, et les relations entre les deux hommes ont duré environ trente ans. Trente ans pendant lesquelles Veniamin s’est prêté à toutes les expériences organisées par Luria. Et les résultats sont plus qu’étonnant.
Détonants.
Les premières expériences consistaient à répéter de longues listes de chiffres et/ou de mots. C’est un grand classique, toujours en vigueur aujourd’hui. Tantôt on donne les items oralement l’un après l’autre, tantôt on les présente en tableau sur une feuille de papier ou au tableau noir. Qu’on cache ensuite, évidemment.
Le premier jour, c’étaient des listes de 50 à 70 items que Veniamin n’avait aucune difficulté à rappeler. Ensuite, en augmentant le nombre des items, Luria ne parvint pas, dit-il, « à trouver une limite définie à ces capacités de mémorisation » sans égal. Mieux encore, lorsqu’il ressortit ses listes une quinzaine d’années plus tard. Il suffisait de lui rappeler le contexte ou la date et Veniamin pouvait retrouver toute les listes sans erreurs.
Le testeur est assez vite débordé
Inutile de dire que le chercheur a été vite mis en difficulté. Non seulement son sujet était capable de reproduire la liste mais il pouvait aussi bien donner la liste à l’envers ou donner l’item correspondant à telle ou telle position dans le tableau à mémoriser. Comment était-ce possible ?
Interrogé sur sa façon de faire, il déclarait « voir » mentalement la liste comme si il l’avait sous les yeux. Il n’avait qu’à lire. Si on lui demandait le 7ème mot de la 3ème ligne il n’avait qu’à « regarder » la 3ème ligne et compter jusqu’à 7 pour donner la bonne réponse.
Quand on sait que notre mémoire iconique (le nom savant de cette mémoire visuelle) en dure que 250 millisecondes, on est tenté d’imaginer que chez lui, c’était une mémoire à long terme et non pas une mémoire à (très) court terme.
Mais, bien que William James ait pressenti l’existence de la mémoire à court terme vers 1890, le débat sur cette question est postérieur aux expériences de Luria. Il ne s’en est donc pas préoccupé. Mais il précise que son cobaye demandait qu’on lui énonce les items à raison d’un toutes les 2 ou 3 secondes.
On peut donc imaginer que ces deux à trois secondes lui étaient nécessaires pour le passage de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme. Pour en savoir plus sur la mémoire à court terme voyez l’article « Combien avez-vous de mémoire? » Malgré ce délai, sa mémoire tenait tout de même du prodige.
Le cobaye est synesthésique
Luria en a vu l’origine dans la synesthésie. Cela consiste à percevoir quelque chose sous plusieurs sens à la fois. Par exemple entendre des sons quand on voit des couleurs. Avoir des sensations gustative ou tactiles quand on entends un chiffre ou un mot. Ou, au contraire, en voyant des objet ou des couleurs, entendre alors des sons, des mots.
Veniamin précisait que sa vision était régulièrement modifiée par la façon de prononcer de l’expérimentateur ou par les bruits ambiants. Il voyait alors des taches sur le tableau, qui pouvaient cacher des items, ou des éclaboussures, voire des nuages de vapeur qui lui rendaient la lecture difficile.
Du coup, on a monté une expérience d’audition au laboratoire de physiologie de l’ouïe, à l’Académie de médecine. Et l’on s’aperçoit alors que sa perception des sons lui en fait voir de toutes les couleurs… au sens propre.
Ainsi, pour un son de 30 hertz (très grave) il voit une bande couleur vieil argent ou acier brillant. A 50 Hz c’est une bande brune avec des « langues » rouges. Avec en prime une sensation de soupe aigre-douce sur la langue… A 100 Hz c’est une bande rouge avec des bords rose. A 250 Hz une bande de velours rose orangée aux poils hérissés dans tous les sens. A 500 Hz c’est un éclair vertical, tout droit. A 2000 Hz un feu d’artifice, à 3000 Hz un balai couleur de feu… Etc.
Synesthésies en tous genres
Naturellement le sujet ne savait rien des fréquences sonores utilisées. Et ce qui est remarquable c’est que lors des expériences ultérieures il a toujours « vu » la même chose pour une même fréquence avec le même niveau sonore.
La voix de Luria lui paraissait jaune et friable; d’autres voix étaient symphoniques; d’autres encore avaient des nervures…
Par ailleurs, pour lui le son A est blanc et long, le i s »éloigne vite, le iou (son assez fréquent en russe) est pointu, le son o est large et descend… De même, le 1 est dur, le 2 est plat, rectangulaire et blanc, le 3 tournoie, le 8 est inoffensif et bleu laiteux…
Parfois les sons, les bruits, les mots généraient aussi chez lui des sensations tactiles. Il pouvait donc dire qu’un son était mou ou dur, lisse, piquant ou rugueux. Les mots pouvaient aussi avoir un poids, être lourds ou légers. Ils pouvaient aussi être gras ou maigres.
Il en allait de même de ce qu’il voyait. Par exemple, un mur pouvait être rugueux, mais également salé et strident.
On a donc affaire à un processus qui associe plusieurs sens. Le phénomène est connu: mais dans le cas de Veniamin, il est quasiment généralisé
Synesthésie étendue
L’hypothèse de Luria, c’est que son cobaye doit à la synesthésie son excellente mémoire. Il les voit, en effet, comme des formations excédentaires qui garantissait une excellente remémoration. A l’appui de sa thèse, il évoque des erreurs que Veniamin faisait parfois mais qu’il repérait parce ce qu’il sentait que quelque chose clochait : les synesthésies ne collaient pas avec le mot ou le chiffre qu’il donnait. Mais, dans ce cas, il retrouvait vite celui qui correspondait bien aux synesthésies. Les synesthésies lui permettaient donc de contrôler l’exactitude de ses réponses.
Et voilà pourquoi Vienamin était un mémorisateur prodige…
Sa mémoire était donc essentiellement synesthésique. Alors que vous et moi actionnerions plutôt notre mémoire verbale, sémantique pour mémoriser un mot, ce n’était pas pur lui processus majeur.Quoi qu’il en soit de ses sensations, Veniamin voyait aussi pour chaque mot ou chiffre une image spécifique. Par exemple, le mot rouge lui évoque un homme en chemise rouge. Le nombre 87 se matérialisait pour lui en une femme obèse avec un homme qui tortille sa moustache !
On imagine aisément qu’une suite de mots à retenir devait générer tout une file d’images de ce genre. Pour les longues listes, il explique qu’il mémorise en fait cette liste d’images et non pas vraiment la liste des mots. Mieux encore, il « accrochait » mentalement ces images le long de de la rue Gorki et, si ça ne suffisait pas, il prolongeait cette rue par une autre. .
Une méthode de mémorisation
Ainsi les mots à mémoriser se retrouvaient-ils ici en vitrine, là contre un lampadaire ou sous une porte cochère. Pour les retrouver, il n’avait qu’à parcourir ces rues en esprit pour retrouver la liste des mots qu’il y avait déposés.
Le fait que cet accrochage était bien l’origine de la fixation pouvait se vérifier par des erreurs qu’il commettait parfois. Il pouvait ainsi oublier un mot parce qu’il était sombre et qu’il l’’avait mis dans l’ombre d’une porte cochère : s’il « passait devant » trop vite il ne le voyait pas. Si on lui faisait remarquer l’omission, il « passait » plus lentement et le voyait alors… Et même chose si le mot ou le chiffre mot était de la même couleur que le fond.
Des erreurs qu’il ne commit plus lorsqu’il devint mnémoniste professionnel. Il semble qu’il gagnait mieux sa vie en faisant du spectacle, en se produisant dans les cabarets qu’en tant que journaliste. Mais, à partir de là, il a tout de même du développer des méthodes adaptées aux exigences du public.
Restons-en là pour le moment. Vous pouvez déjà constater deux choses. La première c’est l’importantes des sensations, des perceptions, visuelles, auditives ou tactiles chez cet homme.
Il témoigne lui-même, en effet, du fait que, au contraire, ses synesthésies gênent, brouille la signification des mots, qu’il la perd. Mais, a contrario, in ne semble pas en avoir besoin. En cas d’erreur dans une liste, sa mémoire sémantique n’intervient pas du tout pour la correction. Seules les synesthésies le lui permettent.
Le parcours familier
La deuxième chose que vous pouvez constater, c’est que spontanément et naturellement, Veniamin utilise un système de dépôt des items le long d’une rue. Pour nous autres, piètres mémorisateurs à côté de lui, c’’est une variante de la fameuse méthode des loci ou, si vous préférez, des lieux. J’appelle cette variante la méthode du parcours familier.
Si vous êtes très familier d’un parcours que vous faites souvent (par exemple le trajet pour emmener les enfants à l’école) vous pouvez utiliser les éléments de ce parcours pour y lier les éléments d’une liste de courses par exemple. Je traite ce sujet, voyez le second lien ci-dessus.
Mais ce qui est remarquable chez notre mnémoniste, c’est qu’il n’avait pas connaissance, semble-t-il, de la méthode des lieux. Il s’agissait donc chez lui, d’une création spontanée.
Qui est Daniel Tammet ?
A 39 ans, cet Anglais polyglotte et douée d’une mémoire hors norme vit maintenant en France depuis 10 ans. Fasciné par les nombres depuis l’enfance, il a lui-même décrit son expérience. Dans plusieurs livres. Il est, depuis, devenu romancier.
Différent, hypersensible aux bruits, incapable de comprendre les règles sociales, pour lui, la vie commence mal. Il a d’ailleurs fait ses études à distance. Il se « normalisera » par la suite mais, en attendant, il se réfugie dans le monde des nombres. Avec eux, il est chez lui. Le calcul calendaire le passionne, les nombres premiers le fascinent.
A l’assaut du nombre Pi
Mémorisation prodige ou pas, Daniel Tammet n’aurait peut-être pas été célèbre s’il ne s’était pas attaqué au décimales de Pi. Mais c’est bien ce qui l’a fait connaitre. Il a décidé un jour d’en apprendre les décimales jusqu’à… eh bien combien de décimales pensez-vous qu’on puisse connaitre par cœur ?
Pendant plusieurs mois, il en apprend une série chaque jour. Et en mars 2004 il égrène sous contrôle, pendant plus de 5 heures, 22514 décimales de Pi… Notez bien que ne n’est pas un record du monde mais seulement un record d’Europe… Il semble que ce soit Akira Haraguchi, un japonais de 60 ans à l’époque, qui le détienne avec 100.00 décimales égrenées en 16 heures…
Quoi qu’il en soit j’ai déjà du mal à en retenir une douzaine et encore, j’utilise un moyen mnémotechnique pour cela. A l’évidence Daniel Temmet a un don que je n’ai pas… Mais il a quelque chose en commun avec Veniamin : la synesthésie. Il voit les chiffres et les lettres en couleur! Mais pas que…
Encore la synesthésie
Pour Tammet le A est jaune, le 3 est vert, le 4 est timide, le 5 est un coup de tonnerre, le 6 est noir et triste, le nombre 37 est grumeleux comme le porridge, le 89 c’est la neige qui tombe, les nombres premiers sont des galets….
Il est doué pour le calcul et pourtant il ne calcule jamais. Ça calcule tout seul en lui, c’est comme une boite noire, il n’a accès qu’au résultat. Quand il multiplie ou divise deux nombres, il « voit » le premier à gauche et le second à droite. Et puis, quelques secondes ou quelques dizaines de secondes plus tard, le résultat apparaît, avec des dizaines de décimales après la virgule si c’est une division. Il n’a plus qu’à « lire »…
Il explique aussi que, lorsqu’il calcule une puissance, par exemple 37 puissance 5 (37 multiplié 5 fois par lui-même) il voit un grand cercle composé de petits cercles qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre. Quand il divise, en revanche, il voit des spirales… Etc..
Comme Veniamin, et de façon tout aussi involontaire, il fonctionne de manière synesthésique. Finalement, le titre de son autobiographie « Je suis né un jour bleu » donne assez bien le ton.
Malgré ses prouesses numériques, Tammet n’est pas un matheux .Si, dans son enfance, l’univers du calcul lui a servi de refuge, il a évolué et s’intéresse maintenant plutôt aux langues étrangères et à la littérature. Il est d’ailleurs devenu romancier.
Il apprend l’islandais en une semaine
Toujours est-il qu’il parle une dizaine de langues étrangères dont une qui n’existe pas : le Mänti. Il l’a inventée, un peu à l’instar de Tolkien. Sa mémoire hors norme y est bien sûr pour quelque chose. Et là encore, une prouesse extraordinaire est à signaler.
Figurez-vous qu’on lui a lancé un jour le défi de répondre à une interview en… islandais. On lui donnait juste une semaine pour apprendre la langue… Défi relevé avec succès ! Mais comment est-ce possible ? Après les décimales de Pi, c’était une gageure d’un autre genre. Pourtant, il semblerait que le succès de l’opération soit du aux mêmes causes.
Là encore, c’est en effet la synesthésie qui est en cause. Son explication est que les mots qu’il apprend sont liés les uns autres, sur une sorte de toile d’araignée. Ils sont visualisables et chargés d’émotions. Ils ont des caractéristiques sensorielles.
L’univers synesthésique de Daniel Tammet n’est pas identique à celui de Veniamin mais tout de même assez proche. La différence essentielle est que le second a fait l’objet de centaines d’expérience pendant trente ans. C’est un cas unique dans la recherche sur la mémoire et il n’y en aura peut-être pas d’autre avant longtemps.
Malgré tout d’autres expériences sont intéressantes pour mon propos. Je pense en particulier en particulier à l’expérience « bouba/kiki »…
Connaissez-vous Bouba / Kiki?
Imaginez un dessin représentant une sorte d’étoiles dont les branches sont irrégulières. Imaginez un autre dessin représentant une forme avec le même nombre de branches toujours irrégulières mais cette fois largement arrondies. Un peu comme ces séparateurs un peu en forme de fleur qu’on place entre les poêles ou les casseroles..
On vous demande ensuite laquelle de ces formes s’appelle « bouba » et laquelle s’appelle « kiki »… Absurde ? Pas du tout. Quelle que soit la langue des sujets, au moins 95 % d’entre eux répond que « bouba » est la forme arrondie et « kiki » la forme anguleuse.
D’autres expérimentateurs ont cherché à savoir si des prénoms pouvaient être « arrondis » ou « anguleux ». Eh bien oui ! Ainsi le prénom Kate est vu comme anguleux et le prénom Moly comme arrondi…
Quelques auteurs suggèrent que la prononciation des consonnes expliquerait ces choix. Le « k » serait ressenti comme quelque chose de net, dur et pointu et le « m » serait vécu comme plus mou à prononcer. Il reste que cela ressemble à un début ou à un reliquat de synesthésie, existant chez chacun de nous.
Ce qui nous ramène à… la préhistoire.
Le professeur Ramachandran a une théorie là-dessus. L’origine des noms, ce serait des sons utilisés à l’origine pour désigner ou décrire des objets. Jusque-là c’est une quasi-évidence. Ensuite les mouvements de la langue et des lèvres pour prononcer un de ces « mots » auraient été fortement liés par synesthésie à l’objet nommé. Pourquoi pas…
Etes-vous synesthésique?
Vous l’êtes peut-être un peu, sans jamais vous en être rendu compte. Une synesthésie généralisée est extrêmement rare. Pratiquement tous les mémorisateurs d’exception présentent cette caractéristique. Si vous êtes un grand synesthésique, vous avez des chances d’être un mémorisateur hors pair.
Mais on peut être synesthésique à bas bruit. Chez certains d’entre nous, il existe une légère synesthésie odorat-goût.
C’est très fréquent. Combien de fois n’ai-je pas entendu quelqu’un dire « ça a le goût de » alors qu’il n’avait pas encore goûté mais seulement humé.
Ce n’est pas là une confusion de langage. Certains aliments ont « visiblement » « le goût de leur odeur » si j’ose dire. Autrement dit une adéquation parfaite entre leur goût et leur odeur. C’est assez difficile à décrire pour quelqu’un qui n’en aurait pas eu l’expérience.
Toutefois vous avez certainement remarqué que, si vous avez le nez bouché, ce que vous mangez n’a plus autant de goût. En fait ce que nous percevons comme un goût utilise donc, par la rétro-olfaction, une composante odorante. N’est-ce pas là une sorte de synesthésie très répandue ?
Certains pensent, comme Murray Shepherd, que la rétro-olfaction serait une conséquence de l’évolution, et notamment de la maîtrise de la cuisson et des techniques culinaires. Pourquoi pas, en effet.
Malheureusement pour nous, cette « petite synesthésie » ne nous avantage pas côté mémoire. Dommage! Si vous voulez être le prochain mémorisateur prodige, il vous faudrait être beaucoup plus synesthésique que ça !
PS Si ça vous intéresse je vous raconterai une prochaine fois l’histoire de Kim Peek, l’homme qui a dessiné dans les moindres détail tout le plan de New York vu du ciel après l’avoir juste survolé une fois en hélicoptère… Vous imaginez ?