Le Club Memori
Pour ceux qui veulent comprendre, maintenir et améliorer leur mémoire.
Vulgarisation scientifique, méthodes, trucs et astuces pour bien mémoriser.

Vulgarisation scientifique
Accidents: pourquoi les témoins ont-ils des mémoires divergentes?

Ces derniers jours personne ne peut ignorer l’accident de Millas.

Je ne veux pas revenir ici sur l’accident et l’émotion soulevée par cette catastrophe. Les radios et les  chaînes TV l’ont quasiment commenté en boucle. Nous avons tous de la compassion pour les familles. Et nul ne doute que les médias vont encore rapporter jour après jour l’évolution de l’enquête.

Toutefois, comme vous vous en doutez, si j’en parle aujourd’hui c’est sur un tout autre plan : celui de la mémoire. Et là, le problème est assez général.

La question est: pourquoi les témoignages
divergents-ils ?

Pourquoi les témoins n’ont-ils pas la même mémoire des faits?

Vous le savez sans doute déjà : dans la plupart des enquêtes, lorsqu’il y a des témoins, la difficulté majeure c’est leurs divergences. Presque personne n’a vu la même chose. Si les témoins sont impliqués leurs mémoires divergent encore plus que celle des témoins extérieurs. Si il y a 10 témoins, il peut y avoir jusqu’à 10 récits différents.

Dans l’accident de Millas, il y une majorité pour dire que les barrières étaient baissées. Et une minorité pour dire le contraire. Est-ce à dire que les barrières étaient baissées parce que c’est ce que dit la majorité ?

Assurément non. En effet, la majorité n’est pas synonyme de vérité. Il se pourrait tout aussi bien que ce soit les minoritaires qui aient raison. En fait on n’en sait rien. Il sera probablement impossible, dans cette affaire, de déterminer la position des barrières au moyen des témoignages.

Si une certitude se dégage, elle viendra d’ailleurs. Si des traces de peinture venant de la barrière étaient relevées sur les flancs du véhicule, par exemple, ce serait bien plus probant que les témoignages.

Pourquoi les témoins
ne racontent-ils pas tous la même chose?

Pourquoi les témoignages divergent-ils  autant? Pourquoi sont-ils peu fiables ?

Est-ce à dire qu’on ne peut jamais faire confiance aux témoins?

J’ai commencé à m’intéresser à la question à la lecture d’une expérience qui a eu lieu dans un amphi universitaire aux Etats Unis. Ce jour-là, en plein cours de psychologie, 2 personnes ont fait irruption dans l’amphi.  L’une poursuivait l’autre en criant et en tirant des coups de feu. Puis les deux personnes sont sorties par une autre issue. Cela n’a duré que quelques secondes.

Quelques minutes après, un appariteur est venu informer que le poursuivant a été désarmé et que la situation est sous contrôle. Le professeur en profite alors pour sonder la mémoire des témoins, L’analyse des témoignages avait de quoi rendre perplexe.

Grande diversité des témoignages

Tantôt c’étaient des hommes, quelquefois des femmes, ou un homme et une femme. Tantôt blancs, tantôt noirs. Les deux étaient armés à moins que ce ne soit qu’un seul. Grands ou petits etc.

Contrairement à ce qu’il se passe lors d’un accident, ici les « enquêteurs » savaient très bien ce qu’il s’était passé. Et pour cause : tout était bidon. Il s’agissait d’une expérience montée de toutes pièces; avec des comédiens, pour montrer aux étudiants la fragilité des témoignages…

Cette divergence des témoins n’a rien d’exceptionnel. C’est même la règle et elle connait peu d’exception.  Il est très rare, en effet, que tous les témoignages concordent. Les policiers le savent bien. A chaque fois c’est un vrai casse-têtes pour eux.

Par exemple:

  • Il est question d’une voiture? Pour les uns elle était bleue, pour d’autres elle était verte ou même rouge. Quant à al marque…
  • Il est question d’un homme? Pour les uns il portait un chapeau, pour d’autres, il portait une casquette… ou rien du tout. D’ailleurs, c’était peut-être une femme…
  • Il était grand. Ou petit. Maigre. Ou gros. Etc.
  • Il est question d’un jour de la semaine? Selon les personnes, c’était un vendredi, ou un lundi, ou un mercredi, ça se passait le matin… ou l’après-midi.
  • Etc.

Des témoins de bonne foi

Le plus extraordinaire c’est que beaucoup de gens ont une vraie certitude parce qu’ils ont des repères. Par exemple : « c’était le jour du marché, vers midi ; il était petit, portait un chapeau gris, il est monté dans une Peugeot beige, je m’en rappelle parce que c’était la même que celle de mon beau-père. Je ne peux pas me tromper».

A l’issue de l’enquête on apprendra pourtant que c’était le lendemain du marché, que c’était un homme de taille moyenne, de bonne taille, il avait une casquette beige et il est monté dans une Renault bleue.

Comment cela est-il possible ?

Tout d’abord, nous parlons de témoins de bonne foi.

Ils sont sincères. Ils ne trichent pas. Ce sont leurs souvenirs, ils en sont certains. Et ils se trompent.

Voyons pourquoi.

Il y a essentiellement 3 séries de causes à cela.

  • Le fonctionnement de la mémoire
  • L’aspect émotionnel
  • Le biais introduit par les enquêteurs.

1) Le fonctionnement de la mémoire

La mémoire a ceci de particulier qu’elle est associative. Toute information perçue est reliée à d’autres. Par exemple la dame citée plus haut a relié un incident au jour du marché et la voiture incriminée à celle de son beau-père.

Nous faisons tous cela. Même si vous ne vous en rendez pas compte vous le faites en permanence. Vous rencontrez un monsieur nommé Simoneau ? Vous faites une association avec Simone et une autre avec un certain Massoneau que vous connaissez déjà.

Comme ce dernier est vendéen, et qu’il y a beaucoup de noms en « eau » dans cette contrée, vous associez Simoneau à la Vendée. Ce n’est pas forcément conscient. Sa diction ressemble à celle de votre oncle Albert ? Encore une association, peut-être plus consciente celle-là.

Etc…

Importance des indices de rappel

Du coup cela vous fournit des indices de rappel pour la prochaine rencontre. Votre dialogue intérieur pourrait ressembler à « Monsieur comment déjà ? Ah oui c’est comme Massoneau… et comme Simone… Simoneau c’est ça ! »

Dans ce cas-là ça fonctionne bien parce que votre cerveau n’a pas été brusqué. Vous avez enregistré avec attention les similitudes avec le nom d’un ami. Une autre avec la diction de votre oncle. Si vous aviez eu ce monsieur au téléphone, l’information serait revenue par ce canal : « c’est le type qui parle comme Albert, et qui a un nom comme mon a amie Simone… Simoneau ! »

Mais ça ne marche pas aussi bien quand le cerveau a du mal à s’y retrouver. Dans l’exemple de l’amphi, il y eu surprise et brièveté de l’incident. Il s’en est ensuivi une certaine sidération.

Ce dernier est justement dû au fait que l’évènement ne peut pas être associé calmement à d’autres choses en mémoire. Il n’y a donc pas eu d’associations adéquates. Cet évènement est un ovni pour la mémoire. A moins d’avoir déjà vécu une situation similaire, il n’est associé à rien ou presque. Son déroulement va être difficile à retrouver.

 2) L’aspect émotionnel.

Revenons à l’amphi. Les étudiants ont été surpris. On le serait à moins. L’émotion a été forte. Surprise et peur sont au menu. La rapidité de l’action ne permet pas une bonne lisibilité. Les étudiants étaient « branchés » sur le cours du prof et ils n’ont pas vraiment réagi tout de suite lors de l’intrusion.

La plupart d’entre eux ne sont même sortis de leur tunnel d’attention que lors du coup de feu, alors que les deux tiers de l’action avaient déjà eu lieu. Ils avaient conscience qu’il y avait eu une intrusion mais ça s’était superposé malgré eux à l’objet de leur attention. Le rappel ultérieur de cette partie de l’action sera forcément confus.

La prise de conscience d’une personne armée en poursuivant une autre est venue à partir des coups de feu. Ces coups de feu ont suscité une vive émotion. Le bruit et le sursaut qui s’ensuit, puis la peur, en décalage, s’ajoutent à la sidération cognitive évoquée plus haut.

Plus de cognition chez les uns

On est donc dans une situation étrange. Sur le plan cognitif on est sans référence pour expliquer ce qu’il s’est passé et en même temps on se retrouve secoué par une émotion.

Que vont retenir les témoins ? D’abord et avant tout leurs émotions. C’est un peu moins vrai chez… ceux qui ne suivaient pas. Ces derniers ont pu, du moins certains d’entre eux, observer la scène de bout en bout.

Cela ne veut pas dire qu’ils ont été exempts d’émotions. Mais ils ont eu une meilleure compréhension de la situation. Ils ont vu le début de l’irruption. Ils ont tout de suite remarqué le revolver. Certains ont compris les propos criés par le poursuivant. Inconsciemment, certains se sont même préparés à un possible coup de feu. Pour ces quelques-uns, moins de surprise donc. Et ils ont été capable de reconstituer le déroulé de l’affaire.

Plus d’émotion chez les autres

Mais les « bons » étudiants non. Pour eux c’est surtout leurs émotions et leurs pensées d’alors qui leur reviennent. Certains ont pensé qu’il fallait se mettre à couvert… alors même que les protagonistes disparaissaient. D’autres avaient imaginé une issue fatale pour le poursuivi. Etc.

Mais aucun ne pouvait vraiment dire ce que le poursuivant criait au poursuivi. Ils divergeaient sur le nombre de coups de feu. Et, pire, ils donnaient beaucoup de fausses informations. Pour certain le poursuivant était noir alors que ce n’était pas le cas. D’autres n’avaient vu que le tireur.

Pourquoi ?

Et le cerveau s’en mêle. 

Essentiellement parce que le cerveau a horreur du vide. Il va avoir tendance à combler les parties manquantes de l’évènement. Par exemple en faisant une association avec un événement similaire déjà vécu. Ou bien en faisant une association avec un événement ayant entraîné une émotion similaire. Ou autre chose. Un préjugé racial par exemple.

Le résultat c’est l’irruption dans le souvenir d’éléments qui viennent d’ailleurs : la casquette, la couleur etc. Et en toute bonne foi.

Quant aux « cancres » ils ne pouvaient pas pour autant reconstituer tous les détails : blancs ou noirs, habillés en bruns ou en marine, petits ou grands, ils avaient quand même des dievrgences. Disons qu’ils étaient moins divergents et que, au moins, ils étaient à peu près d’accord sur le déroulé de l’affaire.

3) Le biais introduit par les enquêteurs.

Les enquêteurs ont une sale manie : ils posent des questions! Trop. Or, c’est ce qu’il ne faut surtout pas faire pour obtenir une bonne remémoration !

Toutes les expériences de laboratoire (en sciences humaines on entend laboratoire au sens large : par exemple l’amphi dont j’ai parlé était un laboratoire) le prouvent formellement.

Par exemple, on  a fait des expériences de remémoration avec deux groupes similaires ayant été témoins d’un même événement.

On ouvre ou on ferme? 

Le premier groupe est très interrogé avec beaucoup de questions fermées. L’autre peu interrogé et avec des questions ouvertes.

Qu’est-ce qu’une question fermée? En voici des exemples: « avez-vous vu quelqu’un? », « avez-vous vu un homme au volant »?  Était-il grand brun, » Une question ouverte est plutôt du genre: « pourriez-vous me relater ce qu’il s’est passé? »

Résultat de l’expérience : 30 % supplémentaires d’informations justes au crédit du second groupe (questions ouvertes).

Pourtant le groupe d’origine a été divisé en deux au hasard. La mémoire du second groupe n’était pas meilleure que celle du premier groupe! Cette expérience a été répétée de nombreuses fois avec le même résultat.

En France le protocole standard indique que l’enquêteur doit commencer par demander au témoin de lui raconter ce qu’il s’est passé, sans préciser davantage. Cette consigne n’était quasiment jamais suivie il y a seulement une quinzaine d’années. Il y a des progrès.  Elle l’est sans doute mieux lorsque les témoignages sont enregistrés mais les enquêteurs manquent visiblement de formation.

Ouvert c’est mieux…

Pourquoi le rappel libre est-il plus efficace ?

Si on ne dérange pas le témoin dans sa remémoration, il va s’immerger dans le « revécu » de la situation. Il va y retrouver non seulement ses émotions, mais également ce qui les a provoquées.

Or, on a largement prouvé que plus la situation de remémoration est similaire à la situation originelle, meilleur est le rappel. C’est pourquoi des informations peuvent revenir aux témoins s’ils retournent sur le lieu d’un accident par exemple.

A défaut d’y retourner, « l’immersion mentale » joue un rôle similaire.

Mais, chaque fois qu’on interrompt le témoin pour lui demander une précision, il va devoir sortir de son immersion. Et ces allers et retours vont aboutir à des « immersions » de plus en plus superficielles dans lesquelles seules les émotions vont subsister. C’est alors la porte ouverte aux associations parasites pour « meubler » les vides.

Une étude un peu ancienne mais qui a le mérite d’avoir été faite en France a retenu mon attention. En 2001 on notait 8 fois plus de questions fermées que de questions ouvertes dans les interrogations policières. On notait aussi 30 % de questions biaisée orientant la réponse. Et même des questions interronégatives (par exemple « n’avez-vous pas vu que… ? »).

Autrement dit, en toute bonne foi peut-être bien, les enquêteurs prenaient une part active dans la mauvaise qualité des témoignages. J’espère que c’est moins vrai aujourd’hui.

Alors peut-on faire confiance
à la mémoire d’un témoin?

La conclusion du jour, c’est que notre mémoire, même quand on se targue d’en avoir une bonne, est parfaitement capable de nous jouer des tours. Lorsque les conditions s’y prêtent. Et elles s’y prêtent excellemment lorsqu’il y a surprise, rapidité et incapacité d’intégrer les informations dans une chaîne cognitive spontanée.

Et, justement ces caractéristiques sont celles, notamment, des accidents, des catastrophes et des attentats. Des situations où l’on a besoin de témoins pour reconstituer ce qu’il s’est passé. Et où les témoignages bruts vont rarement permettre de le faire.

Finalement, vous retrouvez là l’enseignement qu’l faut considérer la mémoire comme une chaîne. Rappelez-vous le rôle primordial de l’attention pour prendre la bonne « photo » de la situation. Rappelez-vous le rôle non moins important de l’intégration et de la consolidation.

Dans un accident, une catastrophe naturelle brutale, un attentat: on n’a pas pu être attentif. On a été trop surpris. On n’a pas bien intégré parce qu’on était « branché » ailleurs. On n’a évidemment rien consolidé. On a pu être submergé par des émotions qui annihilent la rationalité.

Pourtant la mémoire n’est pas en cause

Cela ne veut pas dire pour autant que notre mémoire marche mal. Cela veut dire qu’elle fonctionne avec ce qu’on lui donne à mémoriser.  Donnez-lui de l’émotion et elle ressortira de l’émotion. Donnez-lui du confus et elle ressortira du confus. Ce n’est pas la mémoire qui est en cause.

Lui demander d’être claire à propos d’une mémorisation confuse c’est l’inciter à meubler, à interpréter… en toute bonne foi.

Et pourtant, en dehors des indices factuels et des faits matériels, les témoignages jouent un rôle crucial dans les avancées de l’enquête… C’est évidemment paradoxal au vue des piètres performance des témoignages. Mais il faut relativiser.

D’abord les témoignages dans des affaires où la soudaineté et la violence sont absentes sont de bien meilleure qualité. Et même dans les cas d’événements soudains et sidérants, les témoignages, même contradictoires, restent fort utiles.

Parce que c’est souvent un détail sans importance apparente relaté par un témoin qui va ouvrir une piste. Que le fait soit avéré ou non. Ces détails peuvent jouer un rôle de starter. Dans certains cas, il a d’ailleurs pas d’autres choses que des témoignages. Les enquêteurs suivent alors des tas de pistes qui ne mène,et à rien. Mais découvrent d’autres choses en chemin. Les témoins, dans ce cas, restent incontournables.

Image d'illustration: wikipedia common.