Figurez-vous que dans votre mémoire autobiographique se trouve consignée toute votre vie épisode par épisode. Difficilement croyable et pourtant c’est vrai. Oh! certes, le rappel de vos souvenirs ancien est parfois partiel, voire erroné, mais ça ne change rien à l’affaire.
Votre mémoire épisodique (un autre terme mais c’est presque pareil) a bien tout consigné. Mais, à vrai dire, seuls les hypermnésiques sont capables de se rappeler ce qu’ils faisaient, avec qui et où, le12 mars 1997 à 15 h 30. On en connait quelques douzaines à travers le monde. Pour les autres, c’est à dire vous et moi, c’est impossible.
Pour autant, cela ne veut pas dire que votre mémoire autobiographique soit mauvaise. Les hypermnésiques semblent donner le même poids à tout ce qu’ils vivent. Le commun des mortels non. Si vous avez accouché de votre fils unique le 12 mars 1997 à 18 h 30, je suis sûr que cet épisode a du poids dans votre mémoire et vous le retrouverez facilement.
Mais supposons que vous étiez ce jour-là, à cette heure-là, dans un bus ou un train de banlieue pour rentrer chez vous après le travail. Pourquoi auriez-vous donné du poids à un événements aussi fréquent, aussi banal. Il ne distinguait en rien de tous les autres jours de semaines.
Disons que le premier événement bénéficie d’une autoroute pour mener au souvenir que vous en avez. Le second a dû avoir droit à un vague chemin vicinal depuis bien longtemps oublié sous les ronces… Vous n’atteindrez probablement jamais précisément ce souvenir.
Mais voyons comment fonctionne cette mémoire.
(Au fait, si vous voulez en savoir plus sur toutes vos mémoires, je vous suggère cet article « combien avez-vous de mémoire« .)
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La mémoire autobiographique: en quoi consiste-t-elle ?
D’abord, elle fait partie de la mémoire explicite. Ce qui signifie, en gros, que vous pouvez… expliciter ses souvenirs. Mais surtout, elle se présente comme un gigantesque répertoire de vos expériences vécues, stockées avec leur contexte.
Par exemple, vous avez pris un sandwich la terrasse d’un café. Vous avez discuté avec quelqu’un à la table à côté. Il ressemblait furieusement à Georges Clooney. Ce sera enregistré. Mais le contexte le sera aussi. Par exemple il faisait très chaud, et vous aviez mal aux pieds.
Votre état mental fera aussi partie de l’épisode. Vous étiez fatigué, un peu déprimé d’être seul et vous aviez faim. Cette halte en terrasse à l’ombre des tilleuls est un petit havre de fraicheur. Cela vous a soulagé et vous étiez content de parler à quelqu’un.
C’est un épisode parmi beaucoup d’autres. En réalité ce sont des millions d’épisodes qui sont stockés dans votre mémoire autobiographique. C’est aussi pourquoi aussi, on parle de mémoire épisodique. C’est aussi ce qui me fait dire qu’elle stocke toute votre vie comme un feuilleton, un épisode après l’autre.
Toutefois, scientifiquement parlant, on pourrait distinguer mémoire épisodique et mémoire autobiographique. C’est ce que fait Armelle Viard, professeure en neurosciences, citée par le site Dynseo dans cet article Je vous donne la citation ci-dessous.
“La mémoire autobiographique est constituée de tous les événements qui constituent l’histoire personnelle. À mesure qu’ils se répètent, certains souvenirs passent du statut de souvenirs autobiographiques épisodiques (souvenirs d’événements) à celui de souvenirs autobiographiques sémantisés (représentant une connaissance générale sur soi) ” Armelle Viard
Je suis assez d’accord, mais pour un usage courant il n’est pas grave des les confondre. Retenons simplement que c’est le répertoire de tout ce que vous avez vécu depuis que vous avez des souvenirs.
C’est une mémoire collaborative
En effet, la consolidation de vos informations autobiographiques fait appel à d’autres mémoires. Les significations sont traitées par votre mémoire sémantique. Les lieux, de même que votre trajet, vos déambulations, sont traités par votre mémoire spatiale. Leur aspect visuel est traité par votre mémoire imagée. Etc.
Et puisque vous aviez mal aux pieds, vous avez dû modifier votre façon de marcher pour limiter la douleur. Vous avez donc fait un nouvel apprentissage… Vous avez donc activé votre mémoire procédurale.
Et certainement d’autres aussi. Les aspects auditifs, olfactifs, gustatifs (votre sandwich !) sont également traités et font partie de l’épisode.
Autrement dit, la mémoire autobiographique résulte du traitement des différents aspects de l’événement par différentes mémoires. Elle regroupe tous les éléments de l’épisode quelle que soit leur nature. Cela met en lumière un fait essentiel: un souvenir n’est pas stocké d’un bloc mais en pièces détachées.
Conséquence inéluctable: pour vous remémorer, vous devrez donc reconstruire le souvenir. Pour cela, il faudra resolliciter les mémoires qui ont participé à la création du souvenir. Cela se fait en principe automatiquement. Même s’il faut quelquefois un peu les aider, toutes nos mémoires sont spontanément collaboratives.
C’est une mémoire dotée d’une conscience réflexive…
Une conscience réflexive très particulière qu’on appelle conscience autonoétique. Vous pourrez toujours placer ça dans un dîner en ville, ça va vous poser en intello… Plus sérieusement, cela décrit le fait que vous éprouvez de manière certaine que le souvenir n’appartient qu’à vous.
Vous étiez à la terrasse de la Brasserie des Amis. Ce que vous savez de cette brasserie ne provient pas de vos lectures ou de ce qu’on vous en a dit. A la remémoration vous avez la certitude absolue que vous en savez a été vécu par vous et non pas appris dans un guide touristique. En gros c’est ça la conscience autonoétique.
Vous avez donc un rapport d’intimité très particulier avec vos souvenirs autobiographiques. Ce n’est pas le cas avec ce que vous avez appris intellectuellement sans le vivre. Au contraire, vous pouvez quasiment dérouler vos souvenirs autobiographiques comme un film.
Vous pouvez revoir mentalement l’épisode. Mieux: vous pouvez même arrêter la lecture, revenir en arrière, mettre sur pause, repartir en avant. le remettre en route… Vous pouvez revivre en esprit l’épisode comme en caméra subjective. Vous pouvez revoir les lieux avec les yeux de l’esprit, réentendre les bruits ambiants, retrouver les sensations d’alors etc.
Votre mémoire autobiographique donne donc un fort sentiment de réalité à votre film mental. Vous revoyez très bien ce sosie de Georges Clooney en T-shirt en T-shirt d’un très beau gris. Vous entendez presque le bruissement des tilleuls et vous vous rappelez cette agréable petite brise et là fontaine au milieu de la place.
Le souvenir d’un petit moment de grâce.
Vraiment ?
Et si votre mémoire autobiographique vous trompait ?
Rappelez-vous.
Lorsque vous vous prépariez à partir vous avez vu votre votre ami Jean-Pierre sur la place en train de prendre des photos. C’et en photographiant la terrasse du café qu’il vous a reconnu dans le viseur. Il est venu vous rejoindre. Il vous a même partagé quelques photos que vous avez encore dans votre téléphone.
Voyons voir… Les voilà. Hein ? Ca alors c’est bizarre… Georges Clooney est bien là, il n’y a pas à dire il lui ressemble, c’est d’ailleurs pour ça que Jean-Pierre vous avait envoyé la photo. Mais le T-shirt est bleu ciel ? Ca par exemple !
Et les photos de la place ! Alors ça c’est franchement incompréhensible il y a un parterre de fleurs au milieu… Pas la moindre trace d’une fontaine ! Comment est-ce possible ?
Oui la mémoire autobiographique peut devenir trompeuse
Pourtant vous étiez bien certain…
Rendez vous à l’évidence, votre mémoire vous a bel et bien trompé ! Oui, tous vos épisodes de vie sont bien dans votre mémoire autobiographique. Mais voilà, ils ne sont pas inaltérables. Et puis votre épisode est peut-être un peu ancien…
Or des épisodes anciens, qui n’ont pas été remémorés depuis longtemps, peuvent avoir perdu au moment du rappel leur forte conscience autonoétique. Elle a pu être affaiblie. Vous ne « vivez » plus alors aussi intensément le film. L’épisode est un peu désincarné et votre remémoration commence à ressembler à un souvenir de film plutôt qu’à un souvenir vécu.
Cela laisse la place à des erreurs lors de la reconstruction du souvenir à partir de pièces détachées.
Le pull gris vient alors peut-être du souvenir du pull de l’acteur dans la publicité pour des capsules de café. De plus, la mémoire est associative et la pièce détachée « pull gris de Clooney » a pu être substituée à la pièce « pull bleu ciel du sosie de Clooney » qui devait lui être associée. Et si « Clooney » a plus de poids dans votre mémoire que « sosie de Clooney »…
Il se peut également que la place ait eu des points communs avec une autre disposant d’une fontaine. Il se peut encore qu’en raison de la chaleur, vous ayez imaginé qu’une fontaine aurait été bien agréable ici. Cette pensée fait alors partie des pièces détachées de l’épisode.
Résultat: la reconstruction vous a fourni des faux souvenirs aussi vrai que nature. Vous y avez cru. Votre conscience autonoétique a même été activée à tort…
Et si c’était vous qui trompiez votre mémoire autobiographique ?
Mais oui. Votre mémoire autobiographique vous a peut-être trompé mais vous l’avez trompée aussi. Et pas qu’une fois. C’est la faute à vos pensées, à votre imagination. Le phénomène est connu en psychologie. A force de rêver, d’imaginer des choses, on peut finir par les tenir presque pour vraies; puis à se persuader qu’elles ont existé. Il n’y a pas besoin d’être un affabulateur pour ça. Le temps suffit.
Au début, vous savez que vous imaginez. Mais ce que vous imaginez prend place en tant qu’épisode dans votre mémoire autobiographique au même titre que ce qu’il s’est vraiment produit.. Avec son contexte: ce qui vous a amener à vous faire cette fiction, dans quelle circonstance. Cela forme un ensemble cohérent.
Mais peut-être l’avez vous partagée avec quelqu’un en la présentant comme vraie (ça s’appelle mentir mais bon, soyons indulgents…). Ne vous est-il jamais arrivé, en déroulant votre film mental, de revenir en arrière en d’en inventer une nouvelle version ?
Mais peu importe. Dans tous les cas, vous vous fabriquez bel et bien des pièces détachées d’un événement qui n’existe pas. Des dialogues qui n’ont pas eu lieu. Des rencontres imaginaires. Des exploits sans réalité. Etc. Mais rien ne distingue en mémoire ces pièces détachées de celles qui correspondent à un événement réel !
Votre mémoire doit alors composer avec des vrais souvenirs anciens dont la conscience autonoétique a faibli. Mais aussi avec des souvenirs d’imaginations qui ont gagné en présence. Pour peu que leurs pièces détachées respectives soient ressemblantes, des confusions sont possibles, presque inévitables. Vous pouvez avoir alors des souvenirs composites avec du vrai et du faux…
Et si votre mémoire autobiographique était trompée par les autres ?
Eh bien, cela peut être le cas, et dans les grandes largeurs en plus !
C’est d’ailleurs un nouveau sujet d’études scientifiques. On pourrait l’intituler « comment implanter des faux souvenirs dans la mémoire d’autrui ». Et ça n’est pas très dur à faire. Les psychologue savent depuis longtemps que cela se fait même très facilement chez les jeunes enfants. Ces derniers ont souvent beaucoup de mal à distinguer ce qu’ils ont vécu, imaginé ou même rêvé.
Oui mais les adultes ?
Rappelez-vous vos petits arrangements avec la réalité lors de la remémoration de certains souvenirs que vous avez eu plaisir à « améliorer ». Bon d’accord, vous saviez que vous étiez en train de « jouer » avec la réalité. Mais vous vous rappelez aussi les confusions possibles entre les pièces détachées ?
Pour aller plus loin, je vous propose ci-dessous une expérience montrant comment une pièce détachée fictive a été rajoutée à la mémoire de tout un groupe après un tournage. En l’occurrence, il s’agit de la présence d’une petite fille à un événement alors qu’elle n’y était pas.
Tous les cobayes (malgré eux…) se sont ensuite parfaitement souvenu de sa présence. Parfois avec force détails ! A tel point que, informés de la supercherie, ils sont incrédules. Voyez ci-dessous un petit extrait vidéo de 4 minutes.
https://www.facebook.com/821378648031232/videos/2678653235748794
Ce qui m’amène à dire que la conscience autonoétique peut se faire avoir dans les grandes largeurs ! Pour en savoir un peu plus je vous mets en PS une vidéo de 8 minutes publiée sur YouTube avec les interventions des professeurs Martial Van Der Linden et Elisabeth Loftus. Quatre minutes pour ces profs + les quatre minutes que vous avez déjà vues plus haut.
Pouvez-vous vous fier à votre mémoire autobiographique ?
Dans l’absolu, non. Mais nous sommes tous logés à la même enseigne. En revanche, les autres mémoires semblent beaucoup moins influençables.
La mémoire procédurale, par exemple ne l’est probablement pas du tout. Vous n’allez tout de même pas vous souvenir de savoir faire du vélo, démonter et remonter une horloge ou piloter un avion si vous n’avez jamais fait ça ! Même si vous l’avez fortement imaginé, même si vous en avez fortement rêvé.
La mémoire sémantique me parait aussi pas mal protégée contre les faux souvenirs. Vous n’allez jamais vous remémorer que l’hippopotame est un crustacé délicieux avec de la sauce cora. Quoique… Pour des mots rarement utilisés cela reste possible.
Par exemple, vous pourriez vous « souvenir » à tort que la grenouille croasse, que le sycophante est un instrument de musique ou l’amphigouri un instrument de chirurgie.
Mais dans ces cas-là, il s’agit plutôt d’une méconnaissance du sens réel du vocabulaire, à laquelle se joignent des confusions avec d’autres mots (coasser / croasser, bistouri/amphigouri) ou des souvenirs confus qui vous induisent en erreur.
Mais ce ne sont pas a priori des faux souvenirs. Je dirais plutôt des inventions, des bricolages en vue de trouver un sens à des mots qui vous titillent l’esprit. Et d’ailleurs peut-être avez-vous des doutes sur le sens que vous leur prêtez.
Il semblerait donc que votre mémoire autobiographique, celle qui fait que vous êtes vous et pas un autre, soit paradoxalement la plus fragile. Est-ce vraiment une surprise ? Les psychanalystes, qui ne se veulent jamais dupes, ont toujours vu dans le « moi » une illusion. Les philosophes aussi.
Comment vivre avec ça ?
Il faut s’y faire. Nous sommes ce que nous sommes, mâtinés de ce qu’inconsciemment nous imaginons être, le tout assaisonné du jugement des autres sur nous-même. Nous sommes le produit de nos souvenirs, de nos imaginations, de nos méconnaissances et des images de nous que nous renvoient les autres.
Votre mémoire épisodique consigne pourtant bien les choses telles que vous les percevez, telles que vous les comprenez. C’est la « réalité » vue par vous. Mais c’est déjà une première interprétation.
De plus, dans les opérations collaboratives entre vos mémoires pour se remémorer cette interprétation se glissent inéluctablement d’autres facteurs subjectifs et des facteurs étrangers. Des à-peu-près, des méconnaissances, des confusions. Se connaître soi-même, si c’est possible, relève d’une ascèse. Avoir des souvenirs « objectifs » est une gageure.
Et après tout, s’en plaint-on ? Nous sommes tellement sûr de nous. Nager dans les illusions et les à-peu-près ne nous gêne guère tant qu’on est sûr que c’est la réalité.
Ca ne se gâte vraiment qu’en cas de divergence avérée entre ce que je crois être et ce que je crois être vrai d’une part et ce qu’en croient les autres par ailleurs. J’ai ainsi déjà vu des gens se disputer vertement parce qu’ils n’avaient pas le même souvenir d’un événement ! Chacun voyant dans l’autre une sorte de faussaire de la réalité…
Mais nous sommes tous des faussaires sans le vouloir. Pour vivre avec ça en société, seule la bienveillance à l’égard des autres et la curiosité à l’égard de leur propre interprétation du monde peuvent nous garantir une certaine sérénité relationnelle.
Voyons notre vie et celle des autres comme des feuilletons. Assez réalistes mais un peu arrangés par les scénaristes que nous sommes. Et parfois par des scénaristes extérieurs (voyez la vidéo ci-dessous). Il n’y a pas de quoi se fâcher…
Post scriptum vidéo
Source: Radio Télévision Suisse
Très intéressant. et édifiant…
Cela m’a rappelé un livre qui m’a beaucoup marqué : « Système 1/Système 2 » de Daniel Kahneman.
On voit comme il est facile de manipuler le cerveau d’autrui
Bonjour Alain, je ne le connais pas celui-là. Mais il y a déjà pas mal de bouquins de ce genre et depuis longtemps: je me rappelle avoir lu « la persuasion clandestine » de Vance Packard (je ne suis plus très sûr de l’orthographe) au début des années 60 quand j’étais étudiant. Ca n’est donc pas un scoop mais l’incrédulité est tenace en ce qui concerne la possibilité de manipulation. Ce que j’ai voulu expliquer dans cet article c’est ce qui la rend possible et le fait qu’on se manipule soi-même…
Docteur en psychologie et prix Nobel d’économie en 2002. Je relis parfois ce bouquin que j’aime beaucoup
Amicalement
Alain
Et voilà, j’ai de nouveau appris quelque chose, merci Alain, je viens de commander le bouquin.